top of page

Le festin de Juliette

                                                          

Un soir d’hiver, j’arpente les rues de la croix  Rousse, il me  prend l’envie d’un festin. La brume lèche le trottoir pendant que je  lèche les vitrines des restaurants,  me délectant  des menus affichés : Je  lis chacun d’eux comme si  c’était un poème : Poularde de Bresse farcie aux truffes cuite à l’étouffée …coffre de canard Pékin… Daurade royale marinée… Aiguillette de Saint Pierre, sauce mousseline. Mes papilles salivent, émoustillées par  ces mots gourmets.

De retour dans ma mansarde d’étudiante, sous les toits glacés, je me réjouis du  bonheur d’avoir une « chambre à soi », fût-elle de bonne, un espace libre sans télé, ni le raclement de violon du frérot. Une chambre meublée de deux chaises dépareillées, une ampoule nue  pendouillant au plafond, un lit sommaire. Un lavabo qui fait office d’évier aux robinets tournant sur eux-mêmes et qui giclent partout. Je fais cuire des pâtes vermicelles  et cale mon estomac avec ce gruau arrosé d’un filet de lait et un brin  de gruyère râpé. Avec ce régime, je ne pense pas  faire trop de lard cet hiver. Je laisse le gaz allumé, il est douillet d’y chauffer  mes doigts  à la flamme bleutée.

Minuit,  emmitouflée sous ma couette,  des sillons de frissons parcourent mon dos. Un immense cafard s’abat  sur moi à  vitesse supersonique. Pelotonné dans ma propre chaleur,  mon  corps finit par se délasser et cède, engourdi de sommeil.  

Sept heures du matin, tel un ressort, la faim me catapulte. Le chant de la bouilloire m’enchante, l’odeur du café me ragaillardit. Je me régale d’une viennoiserie offerte par la boulangère plus trois  tartines de pain beurré  dans lesquelles mes dents  marquent des demi-lunes. Il faudra retourner  dare-dare aux restos du cœur et patienter dans la longue file d’attente. Peut-être avec un peu de chance,  un pot de miel… 

Pas de temps à perdre. Ce soir, douze décembre, je m’offre un festin. Pas de ratatouille chez le gargotier du coin. Le nec plus ultra,  Entre la poire et le fromage, un restaurant gastronomique.                                                                                                       J’ouvre la valise de vêtements  héritée de grand-mère Célestine  étiquetée de sa main : Pour Juliette. Les étoffes se gonflent, libérées,  comme si un être les habitait. Robe en cachemire gris tourterelle,  manteau noir évasé cintré à la taille, escarpins  à talons  hauts et  une paire de bas tout neufs qui  galbent mes jambes si élégamment. Paul que j’ai convié se met dans la note : il a  troqué son jean sweat- shirt à capuche contre  chemise blanche, pantalon noir à pince au pli impeccable, un nœud papillon. .

Hardi et classieux,  Paul m’ouvre  la porte de l’Epicurien.  Nous recevons le regard  flatteur des convives, hommage à notre juvénilité. Paul a une allure de jeune fauve indomptable, avec ses drus cheveux bruns, son regard bleu fascinant  entre des cils recourbés comme des iris.

Un maître d’hôtel carré d’épaule portant sévère moustache gouverne  avec autorité  une troupe de garçons. Il nous  installe dans un coin chaleureux,

alcôve au cœur de l’hiver. J’ôte mes gants velours  avec une classe qui courtise  les sommets, m’amusant  à parfaire une chorégraphie distinguée, chacun de mes gestes s’accorde au moment.  Nous étudions le menu  longuement,  en jouissant  de nos papilles qui titillent, imaginant la  couleur des mets, leur texture, leur odeur. Leur présence sur la langue.

—Une douzaine d’huîtres pour commencer ? Demande impérieusement le moustachu.

Paul prend un air dégoûté comme s’il dégustait des huîtres à chaque apéritif.

Le moustachu renouvelle l’attaque d’un ton martial :

—Alors un poisson ? Sole Colbert ? Saumon en glace ?

—Saumon en glace, qu’est-ce que c’est ? Demande Paul de sa voix basse cuivrée.

—Une tranche de saumon prise dans une gelée aux aromates et servie avec une sauce de moules et crevettes.

C’est moi qui prends un air dégoûté car je déteste la gelée.

Nous sommes sauvés par l’arrivée d’un couple élégant  affichant un air supérieur vers lequel le maître d’hôtel s’incline en faisant maintes courbettes. Il  nous abandonne  aux offices d’un jeune garçon, courtois et patient qui nous conseille d’une voix qui module, hésitant entre l’aigu enfantin et  le baryton qu’il sera.

Je  jette mon dévolu sur  un pain de brochet croustillant aux écrevisses. Mes papilles sont en émoi devant la splendeur des plats déposés. Je  les respire,               me  gavant de ces odeurs exquises. Paul choisit un canard sauvage de Sologne sur un lit de girolles et myrtilles. Pour le choix du vin, nous nous en remettons entièrement au sommelier qui nous déniche un Saint Amour. Un vin parfait pour un couple à l'unisson. Les trois verres disposés sont énigmatiques quant à leur utilisation  mais, impassibles, nous gardons le raffinement adéquate, en symbiose avec le lieu. La façon dont je lève mon verre, penche la tête, une attention courtoise réciproque, tout révèle une distinction raffinée de gens aisés.

Je  plante la  fourchette, dépose la prise en bouche, alerte à la rencontre des saveurs sur ma langue, contre mon palais. Après des mois de sardines  en boîte  et de pommes de terre, j’ai  l’impression d’un succulent  voyage. Nous avons une faim d’ours sortant de sa caverne au printemps  mais de concert, nous mangeons  avec une lenteur détachée  et subtile, comme certains blasés  qui  auraient fait des visites de jour de l’an toute la journée  et n’auraient cessé de picorer  des marrons glacés.

 Nous jouissons  ensemble du repas que nous  étirons  jusqu’ au dessert. En riant et devisant  en consonnes de miel, voyelles de soie dans la quiétude des couples de longue date.  

Mon palais se fait  fête d’une Royal Gala au coing confit, un délice de pomme qui me remémore les pommes bonnes femmes rôties au four  que préparait  grand-mère Célestine. Un dessert  qui, dans sa simplicité succulente, sa bonhomie familiale, réconforte et attendrit. Je sirote mon cidre à petites goulées. Paul  déguste sa dernière bouchée de tarte Tatin aux pommes. Le garçon demande si nous voulons du café.

—Oui, répond Paul, mais avant, nous sortons  griller une cigarette.

—Surtout, ne prenez pas froid dit notre serviteur attentionné.

 Très posément, j’enfile mon  écharpe, puis mon manteau noir. Avec un aplomb que nous ne connaissions pas,  nous sortons, tête haute, Paul  m’ouvre la porte.

Dans la conque de ses mains, il allume la flamme d’un briquet,  souffle des  volutes de dragons,  frémissant de ses belles narines de poulain hennissant.

 

Nous partons  d’un pas lent, que nous  accélérons  progressivement. J’ôte mes escarpins que je fourre dans mon sac, enfile mes  baskets. Nous  courrons  dans les rues de Lyon,  dévalons  les  pentes de La Croix Rousse avec l’ardeur de sprinteurs en cavale. Ouragan de saveur en bouche. 

 

bottom of page